Drasha Kol Nidrei from Rabbi Daniele Touati
Drasha Kol Nidré – 11 octobre 2024, KEREN OR
Quand votre propre fille d’arrêter d’être en rassra juste avant Kippour il faut bien réagir. Rassra dans le vocabulaire juif tunisien, cela veut dire angoissée, dépressive, nostalgique enfin un bon mélange de tout ça ! Effectivement, rassra, je l’étais et je le suis encore. J’avais de bonnes raisons de l’être, car, outre l’ambiance morose liée au triste anniversaire du 7 octobre et de la guerre qui fait rage, sur un plan plus personnel, je me sentais habitée, non pas par une voix divine, une bat kol qui serait venue me parler enfin, en cette période téchouva sincère et fervente, mais par un dibbouk.
Oui un dibbouk m’habitait depuis le 6 octobre, j’en étais convaincue, car perdre sa voix justement la semaine des Yamim Noraïm, ne pouvait venir que d’un esprit malin, un diablotin qui avait pris possession de mon corps (et peut être de mon esprit) pour s’emparer de mes cordes vocales !
Un dibbouk, pour ceux et celles qui ne sont pas familiers avec ce terme, est un mot yiddish issu directement du folklore juif ashkénaze, et plus précisément du hassidisme. C’est une sorte de vampire, ou un démon, en réalité, l’âme d’une personne morte qui, de sa géhenne ne trouve pas de repos, et cherche sa place en venant hanter une personne bien vivante. Le dibbouk s’empare de ses pensées, et de tous ses faits et gestes et ne le lâche plus ! Quitte à le faire dériver vers la folie. Plusieurs films y font référence, et une célèbre pièce de théâtre de Shalom Ansky a été consacrée à ce phénomène. Phénomène qui est pris très au sérieux par la hiérarchie rabbinique. Un exorcisme est nécessaire, et un rabbin parmi les plus respectés de sa génération, un tzaddik est appointé pour faire sortir cet esprit malin de ce corps et cette âme qui n’ont rien demandé. Tout cela se fait très scrupuleusement en présence d’un mynian de juifs respectables, où on récite le psaume 91 et si ce n’est pas suffisant, en dernier recours, le rabbin souffle dans un shoffar ![1]
Pourquoi je vous parle de dibbouk un soir aussi solennel que ce soir ? A Kol Nidré n’est-on pas plutôt censés se mortifier et extirper de tous nos recoins les plus sombres et inaccessibles les fautes commises volontairement ou par inadvertance au cours de l’année écoulée ?…Peut être, justement, parce que, comme moi, sans le savoir, vous avez été tous ici présents occupés par un dibbouk et que, collectivement, on doit tenter de s’en débarrasser du mieux qu’on peut en ces 25 heures de retraite spirituelle imposée par notre sage tradition juive.
La plus savoureuse histoire de dibbouk, à laquelle je souhaitais faire référence ce soir, tout en suscitant votre réflexion, sur un estomac encore plein, est celle écrite en 1966 par Romain Gary « La danse de Gengis Cohn ». Si vous ne l’avez pas encore lue, jetez-vous après Kippour sur ce délicieux roman, où la loufoquerie apparente ne fait que mettre en lumière le sérieux des thèmes traités.
Imaginez un commissaire de police allemand, 22 ans plus tôt c’est-à-dire en 1944, chef SS (appelé par Gary hauptjudenfresser commandant mangeur de juifs). Ce commissaire qui s’appelle fort à propos Schatz – trésor, est hanté par un ancien comédien de cabaret fusillé par Schatz, qui a donné le nom au livre Gengis (Moïshé) Cohn, son dibbouk. Et ce dibbouk occupe là le rôle de sa vie : faire revenir Schatz sur le bon chemin, en le faisant culpabiliser pour toutes les horreurs qu’il a commises pendant la Shoah. Ou alternativement le rendre fou…22 ans de torture dibboukienne quand même où Schatz doit apprendre tous les rites, les fêtes juives, les minuties de la cacherout et s’y tenir sous les ordres de son commandant Juif intérieur, Cohn. Un véritable chemin de repentance, auquel il résiste cependant, trouve mille excuses, répète qu’il a été dénazifié alors pourquoi ce dibbouk continue- t-il de le torturer ainsi, ne lui laissant aucun repos, au point qu’il n’en dort plus ?
Cette histoire succulente est une mine de réflexions pour « initiés », réflexion sur la notion de culpabilité, de remords, mais aussi de persécution, de racines et ramifications interminables de l’antisémitisme....
Voilà le mot est lâché, car qu’est ce que l’antisémitisme sinon cette obsession du Juif, un Juif imaginaire porté par les antisémites comme une croix, ou plutôt un dibbouk qui les hante ? Oui, le Juif est le dibbouk de tous les antisémites, obsédés d’extirper le mal de son sein, et ce mal quel est-il ? Celui qui rappelle inlassablement ce qu’un humain peut infliger à un autre humain, de manière programmée, réfléchie, préméditée et avec toute l’ingéniosité dont il est capable, mise au service de la haine gratuite de l’autre, du crime organisé contre l’humanité, de la barbarie la plus sauvage !
Ces hommes et ces femmes qui aujourd’hui pointent les Juifs d’un doigt accusateur, ou, pire, perpétuent à nouveau ces crimes, sont devenus maîtres dans l’art de retourner les victimes en bourreaux. Ils ne veulent qu’une chose : extirper cette voix intérieure qui leur parle de culpabilité, en montrant que la victime méritait son sort. Dès 1966, une génération à peine après la Shoah, des voix se sont élevées pour mettre la responsabilité de l’ampleur du génocide des Juifs sur eux-mêmes, comme l’écrit avec son ton sarcastique Romain Gary dans son roman : « tout le monde sait que les Juifs n’ont pas été assassinés, ils sont morts volontairement…il y a empressement, obéissance, volonté de disparaitre… ce fut un suicide collectif, voilà ! »
De nos jours, une autre solution plus radicale a été trouvée : mettre Israël, et par extension tous les Juifs sur le banc des accusés, en traitant notre peuple de génocidaire !
Au dibbouk antisémite, une forme insidieuse de haine de soi qui hante bien trop d’humains en ces jours sombres, répond de manière très insistante un dibbouk messianique Juif cette fois, venu posséder nos coreligionnaires. Cette voix sortie de la nuit des temps, dont l’intime conviction est que le peuple Juif est le parti de Dieu, uni dans une guerre totale et sans limite contre le mal. Endoctrinés par une lecture littérale de la Torah, ils sont les soldats d’Adonaï Tzébaot qui, d’une main puissante et d’un bras étendu va les épauler dans cette guerre finale, celle de Gog contre Magog.
Ces deux dibboukim qui hantent nos sociétés, il est impossible de les faire communiquer entre eux, leur crédo et discours relèvent de comportements souvent ataviques, qu’il faut voir pour ce qu’ils sont, des démons qui vampirisent nos sociétés. Notre engagement à tous est nécessaire, pour faire barrage, et ne pas nous laisser contaminer à notre tour, pour faire reculer ce qui participe à la montée des extrêmes, à la haine et apporter un peu de raison, de calme, d’humanité tout simplement dans notre société si fracturée.
A titre individuel, le seul qui est à notre portée et sur lequel nous pouvons agir, chacun d’entre nous doit regarder avec lucidité son dibbouk intérieur. Qu’il soit le désir de vengeance, la haine gratuite, la conviction d’avoir raison, la surdité à la plainte de l’autre, le manque de compassion. Comme vous le voyez ces dibboukim sont protéiformes et se retrouvent dans la parole publique partout où elle circule et contribuent à solidifier les deux camps qui se font face dans la conviction que l’un a raison contre l’autre.
Résister à ces dibboukim mortifères devra être notre mission dans les semaines, mois et années à venir, afin de revenir vers un chemin de reconstruction, de réparation et de guérison qui sont in fine nos seules voies de sorties et qu’il est vital faire résonner haut et fort partout dans tous nos cercles et dans tous nos échanges. C’est la prière que je formule pour l’année 5785 qui pourra je l’espère réellement nous sortir des malédictions actuelles pour nous faire cheminer vers la bénédiction.
Ken yhié ratzon, g’mar hatima tova !
[1] Les joies du Yiddish, Léo Rosten ed Calmann Lévy
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